[Salete Goldfinger.
Pirelli/MASP]
à paraître: Dictionnaire Bourdieu
Dictionnaire Bourdieu
Auteur : Chauviré, Chevalier
Editeur : Ellipses Marketing
Date de parution : avril 2010
Texte de présentation du Dictionnaire (Merci à Stéphane Chevalier)
« Il faut prendre les concepts au sérieux […]. » (Questions de Sociologie, 121)
« Pour un tas de raisons - notamment parce que ceux qui auraient pu y être attentifs, comme les philosophes, n’ont pas voulu les voir, mais aussi et surtout parce qu’elles étaient occultées par ce qui était perçu comme la dimension politique, critique, voire polémique de mon travail -, les implications théoriques, les fondements anthropologiques - la théorie de la pratique, la philosophie de l’action, etc. - de mes recherches sont passées presque complètement inaperçues en France » (R, 134). Sans doute doit-on relativiser quelque peu la validité de ce jugement désabusé de Bourdieu à l’égard de la réception française de son œuvre théorique en rappelant qu’il est daté du séminaire de Chicago de l’hiver 1987. Durant la dernière décennie de sa vie, qui fut aussi la dernière de son siècle, l’auteur du Sens pratique a en effet activement œuvré à la reconnaissance de l’intérêt, pour la connaissance anthropologique, de l’idée de l’homme et de l’action humaine qui se dégageait de son travail sociologique. L’écho rencontré par des textes à dimension plus ouvertement théorique comme Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action ou Méditations pascaliennes a permis que la discussion de la philosophie de Bourdieu ne soit plus seulement l’apanage de quelques grands esprits étrangers (Habermas, Taylor, Searle, etc.). Il reste qu’il n’est pas illégitime d’estimer que le compte n’y est toujours pas et que la réception de la pensée de Bourdieu demeure encore, à bien des égards, à venir.
Une telle affirmation peut sembler paradoxale pour qui a à l’esprit la place considérable occupée par Bourdieu dans la vie scientifique et intellectuelle depuis un demi-siècle. L’auteur du Sens pratique a non seulement profondément marqué les sciences sociales, transformant les pratiques de recherche (il suffit de songer, pour ne prendre que deux exemples particulièrement marquants, à la très large adoption des principes de « construction d’objet » ou d’« objectivation du sujet objectivant ») et suscitant un nombre impressionnant de recherches empiriques dans les domaines les plus variés, mais le paradigme qu’il a proposé, à partir des concepts d’habitus, de champ, de capital ou encore de stratégie, a rencontré un immense retentissement dans l’ensemble des champs de production culturelle. Pourtant, un moment dominante, en dépit, mais aussi en raison, des polémiques qui ont souvent contribué à en occulter l’intérêt réel et les intentions profondes, la pensée du sociologue a fini par être considérée à tort comme acquise. Avec le temps, son assimilation, sincère ou polémique, à une vulgate sommaire menace même de la faire définitivement disparaître derrière l’interprétation simpliste ou erronée de quelques concepts et de quelques titres de livres.
A leur manière, les travaux de sociologie qui se réclament de Bourdieu ne sont pas épargnés par ce danger qui consiste, dans leurs cas, à transformer le corpus conceptuel du fondateur en un dispositif théorique dogmatique, purement académique, appliqué de manière routinière à tous les champs de la recherche et de la production de connaissance sur le monde social. Si le paradigme ne cesse, aujourd’hui encore, d’activer de nombreuses recherches, la qualité de ces dernières exige qu’elles ne se contentent pas de faire un usage mécanique de son opus operatum, mais qu’elles s’efforcent d’en ressaisir le modus operandi. Pour ce faire, il convient de ne pas se contenter d’une appréhension superficielle et fétichiste des principaux concepts que Bourdieu nous a légués, il faut s’efforcer de redonner vie à son activité conceptuelle, ou, pour le dire autrement, à sa pratique philosophique. L’auteur du Sens pratique ne réclame, en effet, pas seulement à être lu comme le sociologue considérable qu’il a été, mais comme un grand philosophe, l’un n’allant en réalité pas sans l’autre. Car, s’il entretenait une relation complexe avec la philosophie, s’il souhaitait que celle-ci, en tant qu’investigation conceptuelle, s’efface dans son œuvre, ce n’était certainement pas pour en consacrer la disparition, mais parce qu’elle devait n’être présente qu’à l’état pratique, à travers la construction de modes de pensée directement opérant dans le travail sociologique.
Gestes théoriques précis, opérés dans un contexte théorique précis, pour répondre à des problèmes théoriques et empiriques précis, les concepts de la théorie de la pratique doivent, pour être réellement entendus et maîtrisés, être resitués en relation avec les mouvements de pensée en fonction desquels ils ont été construits. Le Dictionnaire Bourdieu ne peut évidement être qu’un modeste jalon de cette vaste entreprise d’éclaircissement conceptuel. Il ne revendique comme ambition, au regard du format qui est le sien, mais surtout de l’envergure de l’œuvre de Bourdieu, que de préparer le terrain, d’indiquer des directions essentielles à qui cherche à l’arpenter, c’est-à-dire à en comprendre la structure et à en mesurer l’ampleur. Privilégiant l’explicitation des intentions théoriques ayant conduit à l’invention de concepts (habitus, champ, illusio, etc.) ou au renouvellement de notions classiques issues de la tradition philosophique (le corps, la domination, le temps, etc.), il se veut, en effet, une voie d’accès privilégiée à la lecture éclairée de la sociologie de Bourdieu et à la découverte de la dimension majeure de la philosophie qu’elle engage.
Au premier abord, un tel projet semble se heurter frontalement à toutes les mises en garde du sociologue contre les dangers d’une approche scolastique - c’est-à-dire, en l’espèce, à la fois théorétique et scolaire - des concepts, la plus célèbre de ces mises en garde étant sans doute celle qui accompagnait la caractérisation de l’habitus dans Le Sens pratique : « Il faudrait pouvoir éviter complètement de parler des concepts pour eux-mêmes, et de s’exposer ainsi à être à la fois schématique et formel » (SP, 89, note 2). En prenant le parti de considérer les concepts de Bourdieu en eux-mêmes et pour eux-mêmes, il est certain que nous nous exposons, d’une part, à trahir la richesse d’une pensée qui se voulait à la fois systémique, ses principales notions ne se définissant qu’à l’intérieur du système qu’elles constituent, et plastique, ses mêmes notions étant suffisamment évolutives pour prétendre s’adapter à l’investigation empirique ; d’autre part, à transformer des instruments de pensée construits pour et par la recherche en objets formels taillés pour la glose, pour le commentaire académique ou même mondain.
Bourdieu n’a eu de cesse de rappeler que la posture de lecteur, comme celle d’exégète, instaure un rapport abstrait et décontextualisé au concept, dont elle encourage la réification et la fossilisation. Moins encore qu’une autre, sa pensée n’est conçue pour être disséquée en laboratoire ou exposée dans un musée. Contre la perspective de tels enfermements, le sociologue mettait en avant le caractère instrumental, perfectible et ouvert des concepts qu’il construisait. Il aimait, pour illustrer cette conception, reprendre la métaphore de Wittgenstein et affirmer qu’il s’efforçait de constituer une « boîte à outils théorique ». De même que c’est à l’usage, en pratique, que l’on découvre la qualité d’un outil, c’est à l’usage, en pratique, que l’on découvre la qualité d’un concept : « Il faut prendre les concepts au sérieux, les contrôler, et surtout les faire travailler sous contrôle, sous surveillance, dans la recherche. C’est ainsi qu’ils s’améliorent peu à peu, non par le contrôle logique qui les fossilise. » (QS, 121). Pour Bourdieu, les concepts ne sont donc pris au sérieux qu’en tant qu’ils participent d’une théorie appliquée, qu’ils sont inséparables d’activité scientifique d’expérimentation et d’observation qui permet d’en évaluer effectivement les effets d’intelligibilité.
Le lecteur du Dictionnaire Bourdieu doit donc être averti des limites inhérentes à l’exposé théorique de concepts savants créés pour être mis au travail dans la pratique scientifique. Il n’en reste pas moins qu’il ne peut manquer d’y avoir du sens à parler des concepts en eux-mêmes, comme l’a d’ailleurs fait longuement Bourdieu lui-même dans les nombreux textes sur lesquels s’appuie, en prenant le parti de les citer abondamment, la rédaction de ce dictionnaire. En premier lieu parce que la réalité de la recherche scientifique l’exige, dans la mesure où, même si le contrôle de la dimension opératoire et fonctionnelle du concept échoit, en définitive, au travail d’expérimentation du chercheur, ce dernier ne peut compter sur cette pratique elle-même pour s’auto-interpréter et se transmettre ; ou, pour le dire autrement, parce qu’il faut bien établir la connaissance des outils et en enseigner le mode d’emploi avant de pouvoir en évaluer l’usage. En second, parce la science de l’homme que pratiquait Bourdieu a débouché sur des prises de positions philosophiques dont il est essentiel de donner à voir « les implications théoriques et les fondements anthropologiques ». A l’exemple de la notion d’habitus, la plupart des notions fondamentales de la pensée de Bourdieu présentées dans ce dictionnaire dérivent de ou sont en dialogue avec la tradition philosophique. En cherchant à construire une sociologie et une anthropologie capable de dépasser à la fois le structuralisme et la phénoménologie, Bourdieu a abordé et traité, avec une originalité qui n’est pas étrangère à son effort pour s’abstraire du « point de vue scolastique », la plupart des questions classiques de philosophie générale. Et, en définitive, les effets d’intelligibilité produits par le dense réseau de concepts qu’il a progressivement élaboré ont non seulement représenté des effets de rupture et de dépassement de problématiques antérieures, mais ont contribué à forger une philosophie qui, même si elle est présentée par son auteur comme une philosophie négative, ne peut manquer d’avoir sa propre identité conceptuelle. En dépit de sa défiance à l’égard du théoricisme, Bourdieu savait que le travail du concept appelle de lui-même un travail sur le concept et que celui-ci comporte son propre effet d’intelligibilité. De ce point de vue aussi, il est important de prendre les concepts au sérieux.
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Um comentário:
bonjour,
merci de signaler l'origine de cette annonce Pierre Bourdieu un hommage
http://pierrebourdieuunhommage.blogspot.com/2010/01/paraitre-dictionnaire-bourdieu.html
G.Q.
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